Dès le début du projet du Français Lesseps, le canal de Suez devint un enjeu politique, stratégique et militaire pour l’Égypte, Istanbul, Paris et Londres. Mené par la vision et l’énergie de Lesseps, il finira par devenir un enjeu politique et diplomatique entre l’Angleterre et la IIIe République.
Par François Tonic
Le projet de creuser un canal pour relier la Méditerranée à la mer Rouge ou le Nil et la mer Rouge date de plusieurs millénaires. Et depuis la campagne d’Égypte de Bonaparte, le sujet revient régulièrement à la surface. Fils de diplomate et diplomate lui-même, Ferdinand de Lesseps ne semblait pas prédestiné à mener à bien un des plus grands projets industriels du XIXe siècle : le percement du canal de Suez.
Tout débute en 1831, lorsqu’il est nommé vice-consul au consulat d’Alexandrie. Nous sommes alors dans une effervescence générale. En France, l’égyptomania demeure vivace depuis la campagne d’Égypte et la parution régulière du monumental Description de l’Égypte. En Égypte, Méhémet-Ali tente de réformer le pays tandis que l’empire ottoman entame une longue décadence et devient un lieu de conflits entre la Grande-Bretagne et la Russie. Malheureusement pour Lesseps, une mort susceptible sur le navire qui le mène à Alexandrie l’oblige à une quarantaine. Pour soulager l’attente, les autorités consulaires lui apportent des livres. Parmi ceux-ci, il découvre les travaux et réflexions autour d’un canal reliant la Méditerranée et la mer Rouge. Il lit avec grand intérêt le recueil de Le Père et de plusieurs autres auteurs. Ainsi germent, sans doute, ses premières idées autour du canal. Alexandrie, depuis la piteuse bourgade découverte par Bonaparte, est devenue une véritable capitale. Les étrangers et notamment les Français vivent sous le régime des capitulations (signées dès 1535 entre François I et Soliman le Magnifique) qui fait qu’un Français dépend de la juridiction française. Dans cette Égypte tentant de se moderniser, on y trouve affairistes, aventuriers et hommes aux services du gouvernement égyptien. À cette époque, on y croise par exemple le fameux docteur Clot-Bey, auteur d’une réorganisation du système sanitaire égyptien.
Les manipulations anglaises en Égypte et auprès du sultan
Dès le départ, Londres exprime son hostilité envers l’entreprise du Français bien que celui-ci crée une affaire indépendante de l’Empire et le manque d’empressement de Napoléon III à soutenir le projet favorise les coups de boutoir des Anglais au Caire, à Istanbul et à Londres même. Les Anglais dominent le sultan et le Divan ottoman qui n’ose pas aller à contre-courant ajouté au manque de contre-mesures françaises à la Sublime Porte n’aident pas Lesseps à obtenir le firman autorisant définitivement les travaux du canal.
Si l’ambition du nouveau vice-roi, Mohammed-Saïd, est de moderniser son pays, il se heurte à la bureaucratie, à la lourde inertie de la population et à sa vassalité envers la Sublime Porte. Si le vice-roi accorde rapidement son firman de concession à Lesseps, il faut encore régler le statut juridique : s’agit-il d’une affaire purement égyptienne (opération de l’administration égyptienne) ou d’un projet nécessitant l’accord du sultan ? Durant plusieurs années, la situation demeure floue. Le vice-roi soutient le projet et les travaux démarrent réellement en avril 1859, mais la tension égypto-ottomane menace de se transformer en guerre, les Anglais attisent les tensions jusqu’au point de voir au large d’Alexandrie des navires anglais. Cependant, la situation se stabilise avec les victoires françaises (dont celle de Solferino), obligeant Londres à se montrer moins virulente. Enfin, le 23 octobre 1859, l’empereur apporte son soutien à Lesseps. La France soutient le canal. La Sublime Porte se résout à bouger et même si le firman n’est toujours pas donné, les travaux se poursuivent dans une paix incertaine. Finalement, le sultan cède en 1865 !
Pour les Anglais, un tel canal peut couper la route entre l’empire ottoman et l’Egypte, argument qui tombe rapidement à l’eau. Mais surtout, pour les Anglais, il n’est pas admissible qu’un tel projet soit celui d’un Français. Par conséquent, il y a une peur du renforcement de la France en Égypte et des risques de fermeture du canal aux navires anglais (s’il était aux mains de la France). Cependant, les Anglais ont conscience de son utilité pour le commerce et surtout sur la route entre l’Angleterre et les Indes qui s’en trouverait raccourcie ! Lesseps a toujours clamé la neutralité du canal et de la compagnie de Suez, même si les Français sont les premiers actionnaires.
Mais la situation financière du vice-roi, en 1874-1875, devient insoutenable. Il se décide à vendre ces 44 % de la compagnie de Suez. La frilosité française, la IIIe République ne voulant pas être mal vue par Londres, permet aux Anglais de mettre la main sur les 44 % et deviennent le premier actionnaire du canal même si, dans le même temps, ils ne disposent que de dix voix dans les assemblées générales ! Les Anglais rentrent dans les conseils d’administration. En France, on a beau jeu de critiquer Lesseps et de fustiger l’opération anglaise !
La crise de 1882
Une nouvelle crise va finir par offrir à l’Angleterre la domination de l’Egypte et une mainmise indéniable sur le canal. Depuis le début des années 1870, le vice-roi Ismaïl s’endette de plus en plus. La situation se détériore tellement que les puissances étrangères contrôlent et dirigent le pays, les finances, l’économie. Le mécontentement populaire fait pression sur Ismaïl qui doit lui-même louvoyer avec les Anglais et les Français qui finissent par obtenir la destitution de ce dernier (25 juin 1879). C’est à ce moment-là qu’apparaît le premier vrai nationalisme égyptien, mené par l’officier Arabi. Lesseps montrera un certain intérêt pour les positions politiques d’Arabi, lui valant quelques hostilités. Lesseps, dans cette crise majeure naissance, cherchait à préserver le canal et sa neutralité.
Fin 1881, début 1882, Londres et Paris parlent intervention militaire pour rétablir la situation et réduire Arabi. Mais l’officier égyptien profite des différends franco-anglais pour renforcer son mouvement. Le nouveau vice-roi risque de perdre son poste alors que les deux puissances envoient plusieurs navires de guerre à Alexandrie et Suez. Une grave rixe éclate à Alexandrie le 11 juin 1882. Les Européens fuient la ville et rejoignent les navires au large. Lesseps s’inquiète de la situation et d’une possible guerre. Il tente d’infléchir la position française. La compagnie réaffirme auprès des Anglais sa neutralité et dénonce par avance tout conflit. Le 11 juillet, les Anglais bombardent Alexandrie. Peu après, en France, on demande à l’Assemblée des crédits pour protéger le canal et garantir son intégrité en y envoyant plusieurs milliers d’hommes. Le 29 juillet, par le rejet de la demande, le parlement condamne l’influence française en Égypte et ouvre la porte à la mainmise des Anglais ! Ces derniers n’hésitent pas à faire transiter des navires transportant des soldats dans le canal, ce que Lesseps n’admet pas et le fait savoir par écrit et oralement. La compagnie tente alors de démontrer à l’amiral Hoskins, responsable de la flotte anglaise, que le canal possède un statut particulier. Le canal devient un enjeu. Les Anglais coupent les communications entre Suez et Ismaïlia (18-19 août), avec interdiction de trafic. Les Anglais débarquent à Ismaïlia et Port Saïd. Le 21 août, la compagnie retrouve son droit de trafic. Les Anglais renforcent leur armée tandis que Lesseps continue à dénoncer la violation de neutralité du canal par l’Angleterre. Le 13 septembre, les Anglais écrasent Arabi, marquant le début de leur présence militaire en Égypte !
L’attitude ambiguë de Lesseps provoque des remous en Angleterre (une certaine presse le présente volontairement comme un ennemi), où l’on évoque la création d’un second canal entièrement anglais ! Il faut donc négocier pour préserver le canal et la compagnie ! Les négociations s’avèrent difficiles et pénibles. Le 30 novembre 1883, un accord est enfin signé, garantissant le monopole du canal pour la durée de la concession (concession de 99 ans). La compagnie doit cependant, à ses frais, procéder à son agrandissement et abandonner certains droits. De plus, le personnel parlant anglais doit être plus nombreux.
Si le canal profite à l’Égypte, il devient rapidement le terreau du nationalisme égyptien qui y voit l’intolérable présence étrangère et son emprise sur le pays. Le retrait progressif des Anglais durant la première moitié du XXe siècle puis la nationalisation du canal (une des causes de la crise de 1956), va permettre à ce nationalisme de fonder l’Égypte contemporaine.
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