Rarement une femme aura autant intrigué qu’Hatshepsout. Certes, d’autres femmes de pouvoir existèrent avant et après elle, mais jamais une reine marquerait autant son temps, une civilisation, exceptée peut-être Néfertiti. Malgré toutes les recherches, bien des zones d’ombre subsistent. Et l’annonce fracassante de l’identification de sa supposée momie relance l’intérêt pour ce souverain.
photo : cartouche royal d'Hatshepsout. Karnak.
Par François Tonic, 1ere publication dans Toutankhamon Magazine n°37
Les origines de la famille d’Hatshepsout et notamment de son père, Thoutmosis I, restent inconnues. A-t-elle un lien quelconque avec la famille royale d’Amenhotep I, descendant d’Amosis, fondateur du Nouvel Empire et héritier de la XVIIe dynastie ? Nous ne savons pas. La mère du roi a pour nom Séniséneb dont l’origine demeure, là aussi, inconnue. Le changement de famille vient du fait qu’Amenhotep I n’a pas de descendance pour assurer la continuité du trône. Cette transition se déroule, visiblement, sans heurt.
La naissance et la place d’Hatshepsout
Nous ne savons pas quand naît Hatshepsout. À son couronnement, Thoutmosis I a déjà plusieurs enfants et nous lui connaissons deux reines : Ahmès, Moutnéfert. Hatshepsout naît sans doute avant le couronnement, elle a pour mère Ahmès. La théogamie de Deir el-Bahari (récit de la naissance divine) indique que Thoutmosis I était encore inepou lorsque fut conçue la princesse. Le terme inepou désigne un roi avant son couronnement, sans indication d’âge. Cette interprétation, soutenue par Claude Vandersleyen, n’est pas acceptée par tous. Hatshepsout a pour demi-frère Thoutmosis II (né de Moutnéfert). Amenmès, fils aîné et prince héritier, meurt vers l’an 4 du règne. Là se pose la question de la place d’Hatshepsout dans la succession. Faut-il placer après le décès du prince les paroles (supposées) du roi sur sa volonté de la mettre sur le trône ?
Texte facilement critiquable mais comme l’écrit Vandersleyen, doit-on, pour autant, le rejeter ? On arguera que ce texte n’apporte pas d’informations, d’indices complémentaires. Cependant, impossible, même sans indice probant, de rejeter toute idée, toute volonté de Thoutmosis I de voir sa fille Hatshepsout sur le trône. Hatshepsout s’en servit comme élément pour asseoir sa légitimité sur le trône.
photo : la première tombe d'Hatshepsout.
L’enfance d’Hatshepsout et le reste de la famille
Dans l’état actuel de nos connaissances, de l’enfance de la future reine nous ne connaissons rien. Nous savons qu’elle voyage avec son père en Basse Égypte. Elle vécut peut être à Thèbes avec le reste de la famille royale. La nourrice royale, la désormais célèbre Sat-Rê (ou Sitre-In), la prit en charge. Le roi eut d’Ahmès, outre Hatshepsout, Néféroubity (morte jeune ?). Et de Moutnéfert, il eut Amenmès, Ouadjmès et Thoutmosis (1).
Amenmès meurt le premier, suivi d’Ouadjmès. Ce dernier jouissait d’une attention particulière. Plusieurs précepteurs s’occupaient du prince. La plupart venaient de la région d’El-Kab au sud de Louxor. Et comme pour le jeune Iahmès Sapaïr durant la XVIIe dynastie, Ouadjmès bénéficie d’un véritable culte funéraire. Cette attitude post mortem s’interprète mal.
Enfin, on peut aussi se poser la question des relations entre les deux branches de la famille royale. Les monuments connus montrent peu de liens. Faut-il les prendre au premier degré ? Florence Maruéjol, dans son récent Thoutmosis III, se pose la question.
Fille du roi et épouse du dieu
Lorsque disparaît Thoutmosis I après une douzaine d’années de règne, son fils, Thoutmosis (II) monte sur le trône. Sa demi-sœur aurait alors une quinzaine d’années. Elle devient reine. Le nouveau roi eut deux reines : Hatshepsout qui donnera une fille, Néferourê et Isis qui donnera Thoutmosis (III), son successeur. Le travail de Luc Gabolde sur les monuments aux noms de Thoutmosis II et d’Hatshepsout (2) permet de mieux connaître l’équilibre des pouvoirs durant cette période.
Hatshepsout sous Thoutmosis II
Pour l’égyptologue, Thoutmosis II règne peu de temps, environ trois ans, avec une intense activité architecturale à Karnak. Une des plus importantes constructions se nomme le Netery-Menou, prenant place, peut-être, au cœur du sanctuaire d’Amon. Les vestiges de décor de ces différents monuments semblent montrer une Hatshepsout, reine et épouse du dieu, relativement effacée, laissant Thoutmosis II seul, ou presque. Cependant, cette « absence » se limite à quelques mois. Avant le décès du jeune roi, la reine est présente sur les monuments près du souverain. Et cette présence, comme le précise Luc Gabolde, devient systématique. Doit-on y voir un réel pouvoir ? Elle avait un rôle sacerdotal, l’acte politique pourrait être venu naturellement.
La mort de Thoutmosis II a pu surprendre les Égyptiens. Tout naturellement, la succession s’organisa. Thoutmosis III, le tout jeune prince, monte sur le trône, et conduit les funérailles de son père ; Hatshepsout exerce naturellement le pouvoir en qualité de régente. Et cela n’a posé aucun problème, comme l’écrit Inéni, un des hauts personnages sous Thoutmosis I, qui parle d’une succession tranquille. Le nouveau souverain, quoique très jeune, était bel et bien un roi à part entière. Pour preuve, les années de règne de Thoutmosis III est l’unique décompte utilisé dans les documents. Hatshepsout n’y est jamais indiquée.
Il est aussi intéressant de noter que de nombreuses images de Thoutmosis II sont posthumes et datent par conséquent de la régence. On peut y voir deux éléments pas forcément opposés : un culte royal, une volonté de légitimation. Et comme l’indique Luc Gabolde, parfois Thoutmosis II remplace Thoutmosis III. De nombreux blocs de ces monuments s’admirent sur les banquettes de stockage du musée en plein air de Karnak.
Une tombe pour Thoutmosis II
Comme tout pharaon, Thoutmosis II a sans doute ordonné le creusement d’une tombe quelque part à Thèbes Ouest. Si nous pensons connaître sa momie (retrouvée dans la cachette royale de Deir el-Bahari en 1881), nous ne connaissons pas sa tombe. Plusieurs sites pourraient correspondre : DB358 et WN A (située à Bab el-Muallaq). La tombe 358 à Deir el-Bahari serait la favorite !
La régence
Si, il y a quelques années, on pouvait éventuellement penser à une mise à l’écart de Thoutmosis III, aujourd’hui, rien ne permet de l’affirmer. Sur les reliefs du Netery-Menou, la reine apparaît seule (parfois avec sa fille, Néferourê), mais cela ne signifie pas un effacement de Thoutmosis III, juste son rôle sacerdotal et de régente, même si les documents montrent clairement une « dérive » royale de la régente. Par exemple, un temple bâti à Semna durant ses premières années met en scène le roi ; Hatshepsout apparaît discrètement une seule fois.
Il faudrait dater une tombe haut perchée, située au Ouadi Siqqat Taqat Zeid (non loin de Deir el-Bahari) au début de la régence. La « maîtresse du Double Pays » y fait déposer un sarcophage, une première depuis longtemps. Un des actes ultimes de la régente concerne l’ordre d’extraire des obélisques d’Assouan. Au total, quatre immenses aiguilles de pierre se dresseront à Karnak. Cependant, elle ne porte pas de titulature royale et reste une femme dans ces représentations. À Karnak, sur le monument dit « L. Habachi », Hatshepsout devient Maâtkarê, le roi Maâtkarê, même si l’imagerie reste féminine durant quelques semaines, quelques mois. La régence se termine là, vers la fin de l’an VII de Thoutmosis III. Nous rentrons alors dans une corégence avec deux rois pleins et entiers avec les mêmes prérogatives.
À la mort de Thoutmosis II, elle avait sans doute un peu plus de 15 ans, Thoutmosis III, à peine 2 ou 3 ans. Lorsqu’elle devient roi, elle a environ 18-20 ans et son neveu sans doute 9-11 ans.
Une corégence de 15 ans
Vers la fin de l’an VII, Hatshepsout devient roi. La régente utilise, et même durant la régence, tous les artifices possibles pour justifier son couronnement, son nouveau statut :
- Son père a dit sa volonté de la voir sur le trône.
- Hatshepsout a pour père Amon (théoamie - naissance divine - de Deir el-Bahari).
- Elle est fille de roi, grande épouse royale, épouse du dieu (Thoutmosis II).
- Elle inhume son père.
- Elle fait référence à Thoutmosis II durant la régence sur des monuments à Karnak.
- Oracle d’Amon en sa faveur.
Si on a parfois décrit la reine-pharaon comme pacifiste, la réalité diverge. Elle mène ou envoie au moins une campagne militaire à une date indéterminée mais après le couronnement de l’an 7. Une seconde campagne pourrait avoir eu lieu en l’an 12. Il arrive régulièrement que des révoltes ou des troubles agitent quelques provinces nubiennes. La régente fait bâtir un temple dans la grande forteresse de Bouhen. Pour ce qui est de la Palestine, nous ne connaissons aucune action militaire.
L’expédition de Pount se déroule entre les 7e et 9e années de règne de Thoutmosis III. Haut fait incontestable d’Hatshepsout, cette expédition lointaine, mené par Néhésy, se déroule sur les murs du temple de la reine à Deir el-Bahari avec de nombreux détails. Comme l’écrit Florence Maruéjol, on peut se demander si « artistes » et scribes n’accompagnent pas l’expédition. Réalisé à la gloire du dieu Amon, et surtout inspiré par lui, Pount demeure le pays des dieux, le pays de l’encens et de la myrrhe.
L’inconnue Néférourê
Fille de Thoutmosis II et d’Hatshepsout, on la connaît par quelques représentations à Karnak et sur plusieurs statues de Senenmout, qui fut son précepteur, son tuteur. De cette princesse nous ne connaissons rien ou pas grand-chose. Elle décède avant Hatshepsout. Elle semble disparaître entre l’an 12 et 17. Il faudrait lui attribuer une tombe difficile d’accès dans le ouadi C du ouadi Gabbanat el-Qurud. Carter y a vu le nom de la princesse mais cette affirmation est aujourd’hui mise en doute.
À Karnak, Luc Gabolde note la présence de Néferourê dans le Netery-menou, lors du culte. Elle porte parfois l’uræus et sur quelques reliefs, la princesse a la même taille que Hatshepsout. La régente avait-elle songée à un destin royal pour sa fille ? Hypothèse possible mais sa mort prématurée réduit à néant ce rêve (3).
Senenmout : roturier, dignitaire tout puissant
Parmi les énigmes du règne d’Hatshepsout, Senenmout tient une place particulière. Très proche de la reine, il occupa des fonctions importantes, notamment dans la conduite des travaux. Il est sans nul doute un des plus puissants personnages de l’État à ce moment-là, allant jusqu’à se faire représenter au cœur de Deir el-Bahari, de creuser une partie d’une de ses deux tombes sous l’espace sacré (le temenos) du temple et de posséder une seconde tombe.
Parfois décrit comme amant de la reine, cette hypothèse repose sur bien peu de choses, essentiellement un graffito près du temple de Deir el-Bahari, mais ce dessin ne constitue pas un indice. Hatshepsout eut un fils de son dignitaire, Maïherpra, comme le suggère Desroches-Noblecourt, mais aucun indice sérieux ne conforte l’idée (4).
Il décède avant Hatshepsout. Il ne semble pas se faire inhumer dans l’une des deux tombes connues.
La disparition de la reine et son martelage
Après l’an 20 et au plus tard en l’an 22, Hatshepsout disparaît de la scène politique. L’hypothèse la plus probable est le décès de la souveraine. Pour Florence Maruéjol, la mort ne fait pas de doute. D’autres, comme Claude Vandersleyen, ne tranchent pas la question. Peter Dorman semble lui aussi pencher pour la mort de la reine. Thoutmosis mène sans doute les funérailles.
Le martelage de l’image et du nom de la « pharaonne » suscite toujours des débats. Pourquoi Thoutmosis III a-t-il attendu 20 ans avant d’éradiquer le roi Hatshepsout ? Faut-il y voir une vindicte ? Une question politique ? Un rétablissement de succession ? La réponse est aussi complexe que l’absence de documents sur la mentalité du roi. Car finalement, nous ne savons pas ce que pensait Thoutmosis. Pour Florence Maruéjol, il faudrait y voir une volonté politique du roi de rétablir une succession à son profit envers Thoutmosis II, tout en faisant référence à Thoutmosis I. Hatshepsout fut alors peut-être perçue comme usurpatrice. Cependant, le martelage demeurera partiel. Les ouvriers effacèrent en priorité toute référence au roi Hatshepsout et non à la régente ou à la reine. Et visiblement, si on suit Maruéjol, Thoutmosis laisse la possibilité à Hatshepsout de revivre dans l’au-delà…
Bibliographie
Collectif, Thutmose III : A New Biography, University of Michigan Press, 2006.
Florence Maruéjol, Thoutmosis III, Pygmalion, 2007.
Luc Gabolde, « Monuments en bas-reliefs aux noms de Thoutmosis II et Hatchepsout à Karnak », IFAO, 2005.
Christiane Desroches-Noblecourt, La reine mystérieuse : Hatshepsout, Pygmalion, 2002.
Luc Gabolde & Vincent Rondot, « Une chapelle d’Hatshepsout remployée à Karnak-Nord », in BIFAO 96.
Nicholas Reeves, The Complete Valley of the Kings, Thames & Hudson, 1996.
Notes de bas de page
1 À cela devrait-on rajouter une autre fille du nom de Moutnéfer.
2 Monuments décorés en bas-relief aux noms de Thoutmosis II et Hatchepsout à Karnak.
3 Aucune persécution n’eut lieu contre son nom et son image.
4 Nous reviendrons sur cet homme dans le prochain numéro.
photo : la nouvelle chapelle remontée au musée en plein air de Karnak
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